Bonjour, J'ai fini de bosser sur ma réponse, avec le concours de quelques confrères pour la vérification de certains points. Comme on est plusieurs à partager le même point de vue, et plutôt que de faire chacun des réponses similaires, on a convenu qu'ils enverraient un mail citant et/ou commentant cette base de réponse.
La deadline est à 17h, l'adresse d'envoi est sylvain (point) moll (chez) autoritedelaconcurrence (point) fr contenu de la réponse, sous licence CC BY : Réponse de Jérôme Nicolle au test de marché de l'autorité de la concurrence du 3/4/2012 concernant la plainte de Cogent à l'encontre de France Telecom Préambule La présente réponse est individuelle et relate un point de vue éclairé quant aux réalités techniques de l'exploitation de réseaux IP. Elle n'engage aucun des opérateurs pour lequel j'assure ou ai assuré la moindre prestation. 1) Définitions 1.1) Domaine d'application Les notions et enjeux abordés ici présupposent qu'on limite le domaine au réseau Internet, défini comme un réseau hétérogène composé de plusieurs dizaines de milliers de réseaux interconnectés, tous identifiés par leur numéro d'AS. On ne fera pas état des interconnexions de réseaux privés ou loués à destination d'usages autre que le transport de paquets IP routés sur Internet. 1.2) Terminologie AS : Autonomous System, associé à un numéro sur 16 ou 32 bits. Il s'agit d'un périmètre technique et non administratif : une entité commerciale peut disposer de plusieurs réseaux, et donc AS, et par opposition, plusieurs entités peuvent partager le même AS. La distinction entre entité s'apparente plus au découpage des ARD (Administrative and Routing Domain), notion rarement utilisée sur Internet. Transit : prestation ou accord de transport de paquets pour compte de tiers, c'est à dire à destination d'un autre réseau que celui fournissant la prestation. Peering : accord d'interconnexion de deux réseaux pour l'échange de paquets à destination de ces deux réseaux, et de leurs clients pour un service de transit. L'accord peut donner lieu à une contrepartie financière. La grande majorité des accords de peering (en nombre) ne sont pas formalisés par un contrat écrit, et ne précisent donc pas d'éventuelles rétributions. Transit partiel : prestation de transport de paquets à destination d'une liste de réseaux définis et joignables (pas nécessairement directement) par l'intermédiaire du transitaire. Default Free Zone (abbregé DFZ) : catégorie à laquelle appartient un opérateur IP ne dépendant pas d'un seul autre opérateur pour joindre l'ensemble d'Internet Tier 1 : se dit d'un opérateur n’achetant pas de transit à un autre opérateur. Il est par conséquence supposé disposer d'accords de peering avec suffisamment d'autres opérateurs Tier 1 et fournir un transit à suffisamment d'autres opérateurs pour être en mesure de joindre directement l'intégralité (modulo anomalies et exceptions) de la table de routage globale d'Internet Tier 2 : se dit d'un opérateur souscrivant à un ou plusieurs services de transit et proposant lui même un service de transit à d'autres opérateurs Stub AS : se dit d'un opérateur ou réseau (AS) étant intégralement dépendant d'un autre réseau lui assurant son seul et unique transit. IX : aussi dit GIX, point d'échange destiné à l'interconnexion de plusieurs opérateurs afin de minimiser les coûts unitaires d'interconnexion PNI : Private Network Interconnect, interconnexion directe et privée de deux réseaux réseau EyeBall : se dit d'un réseau d'accès (type FAI) réseau Content : se dit d'un fournisseur de service en ligne, hébergeur ou éditeur groupe Orange : ensemble des filliales du groupe, incluant mais non limité à : France Telecom S.A., Orange France (exploitant du réseau AS3215, aussi connu sous le nom de RBCI), Orange Business France (AS25186, aussi connu sous le nom de RAEI), Open Transit International (réseau AS5511, aussi connu sous le nom de OTI), DailyMotion (AS41690), Nordnet (AS8362), SITA/Equant (AS2647) 1.3) Classification des réseaux L'Autorité cite en introduction du test de marché une méthode triviale de classification des réseaux sur Internet en trois catégories : transit, accès (aussi dit "eyeball") et PSI (aussi dit "content"). Cette classification est problématique dans la mesure ou la grande majorité des réseaux proposent à leur catalogue plusieurs de ces services. On peut simplifier la catégorisation en supposant que la distinction entre ces catégories de réseau se base sur le ratio entre les volumes de données émises et reçues. Si cela est vrai depuis quelques années avec une évolution des usages d'Internet majoritairement asymétriques en terme de volumes de données, il n'est pas garanti que ce modèle puisse perdurer car Internet est fondamentalement pair-à-pair et symétrique, offrant à toute machine connectée la possibilité d'être aussi bien client que serveur. Toutefois une distinction plus pertinente peut s'opérer sur la base des modèles économiques de chaque opérateur. Là où un opérateur d'accès est supposé disposer de nombreux clients apportant chacun un chiffre d'affaire récurent peu élevé pris individuellement, et devant assurer le déploiement et l'entretien d'une boucle locale lui permettant de raccorder ces accès dans une situation généralement monopolistique et donc pérenne, un fournisseur de contenu, hébergeur ou éditeur de service, disposera généralement de peu d'infrastructures et sa valeur ajoutée est produite avant tout par l'innovation sur un marché plus volatile et très fortement concurrentiel. D'autre part il est important de noter que les interconnexions entre réseaux sont techniquement symétriques et que leur exploitation génère des couts identiques quels que soient les ratios. Baser un arbitrage sur la notion de ratio est donc hasardeux si ce n'est totalement inapproprié. Un opérateur choisissant un modèle basé sur l'investissement, et donc visant le marché de l'accès, paye ainsi sa stabilité et pérennité, reposant sur un monopole ou oligopole local, par une capitalisation plus élevée et une rentabilité à court terme potentiellement réduite. 2) Stratégies d'interconnexion 2.1) Transit vs. peering Un service de transit est commercialisé à un tarif déterminé principalement en fonction de la capacité d'interconnexion. Ce tarif est facturé de façon récurrente comme une location de capacité réseau. Le peering, tant qu'il ne fait pas l'objet de contrepartie financière, a un coût à l'établissement d'une interconnexion (interfaces, câbles, configuration) et un coût marginal très faible lors de son exploitation (consommation électrique, supervision, maintenance). A l'époque où le transit était cher, le peering permettait à un opérateur (hors Tier 1) de réduire son OPEX en augmentant légèrement son CAPEX. Un effet de bord notable est que l'interconnexion directe de deux réseaux offre généralement une meilleure qualité de service que le recours à un tiers, et permet de faire évoluer à moindre coût les capacités d'interconnexion lorsque les usages du réseau le justifient. Le marché actuel ayant vu les tarifs du transit chuter significativement au cours des dix dernières années, l'intérêt économique du peering est diminué. Mais de plus en plus de services et d'usages étant apparus entre temps, les besoins en débits et en qualité ont augmenté et font que le peering est aujourd'hui un outil de contrôle et d'amélioration de la qualité des interconnexions. 2.2) Hot Potato vs. Cold Potato Le comportement normal d'un réseau IP lorsqu'il doit transmettre un paquet à un réseau tiers est d'évacuer la charge de transport au point de sortie le plus proche, considérant que les autres réseaux traversés en feront de même et que l'itinéraire ainsi déterminé sera le plus court possible. Il s'agit de la méthode de la "patate chaude", dite "Hot Potato". L'inconvénient de cette stratégie est que l'émetteur du paquet dispose alors d'un moindre contrôle sur l'itinéraire et que le nombre d'intermédiaires peut impacter la qualité globale du transport. Une stratégie inverse consiste pour un opérateur à rapprocher le paquet au point le plus proche possible de sa destination, c'est à dire au moins par une interconnexion directe avec un point quelconque du réseau de destination, ou au mieux et par accord mutuel, à un point spécifique du réseau partenaire qui sera le plus proche possible de la destination. De telles dispositions peuvent être prises dans le cadre d'accords de peering où l'un des participants cherche à maitriser la qualité du transport (presque) de bout en bout, et/ou lorsqu'un des participants souhaite que la charge de transport des données sur de longues distances ne charge pas son réseau structurant. Cette stratégie est dite "Cold Potato". Dans le cadre d'un accord de peering entre un "Content" et un "Eyeball", il est donc courant que des clauses stipulent la nécessité de plusieurs interconnexions géographiquement distribuées et les modalités de configuration de la politique de routage (hot ou cold potato), autant pour assurer une plus grande robustesse des interconnexions que pour répartir la charge de transport de la façon la plus homogène et équitable possible du point de vue des participants. Accessoirement, la création d'interconnexions plus granulaires assure globalement une meilleure qualité de service en évitant la nécessité de parcourir de grandes distances vers les interconnexions lorsque la source et la destination sont géographiquement proches. 2.3) Notion de bénéfice mutuel Les interconnexions entre réseaux sont l'essence même d'Internet et sont nécessaires à son fonctionnement. La synergie qui en découle est d'autant plus visible dans le cas d'une interconnexion entre Eyeball et Content : - Sans le contenu attendu par ses clients, l'"Eyeball" ne vendra pas d'abonnements à des services d'accès; - Sans utilisateurs, le "Content" ne pourra pas valoriser son service; - Dans les deux cas, une meilleure qualité de service sur le transport des données entre le contenu et les utilisateurs rendra le service plus confortable à l'usage et donc plus attractif. Le premier point se caractérise de la façon suivante : "Seriez vous intéressé par un abonnement d'accès à Internet excluant des services que vous utilisez habituellement, ou y fournissant un accès beaucoup plus lent qu'à d'autres services avec lesquels votre opérateur dispose d'accord commerciaux et/ou d'interconnexion ?". Le deuxième point correspond à un cas de figure d'oblitération de la zone de chalandise, présentable de la sorte "Service accessible à tous SAUF les abonnés de tel et tel opérateur" ou encore "Service gratuit et rapide pour les clients de X télécom mais payant ou lent pour ceux de Y télécom". Enfin, le dernier point est bien plus proche d'une réalité quotidienne : "Utilisez la plateforme de streaming vidéo X plutôt que Y car X est trop lente pour être utilisable de 18h à 22h". 3) Intérêts parasites 3.1) Résurgence du modèle d’inter-facturation téléphonique Le marché des interconnexions s'établit selon une tarification dégressive au volume de capacité de ces interconnexions. La structure de coût est la suivante : - A l'établissement de l'interconnexion, les câbles doivent être installés et les équipements de raccordement achetés et mis en service, dont le prix est en relation non proportionelle avec la capacité de l'interconnexion; - Une fois le lien en service, des frais fixes s'appliquent : location éventuelle de l'interconnexion physique, consommation électrique des équipements, coûts humain de maintenance de l'interconnexion; - L'impact sur le dimensionnement du réseau structurant de part et d'autre de l'interconnexion, qui peut être une charge équivalente et partagée par chacun des participants, ou imputée au participant ayant initialement sollicité l'interconnexion. Cet impact, difficilement quantifiable, sera considéré comme proportionnel au volume de données transférées. Il en ressort une part de coûts fixes quelle que soit la capacité de l'interconnexion, un coût variable croissant avec la capacité des équipements installés et éventuellement des charges récurentes à l'exploitation de l'interconnexion qui, dans le cas d'un peering, auront une tendance naturelle à se compenser de part et d'autre. L'ordre de grandeur pour le marché du transit, en prix/Mbps/mois, est de $10 à $0,75 pour des engagements de volume compris entre 100Mbps et 1Gbps (le prix unitaire baisse, quand l'engagement augmente). Les prix chutent à $0,5-$2 pour des capacités supérieures à 10Gbps. Ces prix s'entendent pour des raccordements colocalisés sur une place de marché active ; par exemple Londres, Amsterdam, Francfort et, dans une moindre mesure, Paris, pour la zone Europe. La tarification du peering est beaucoup plus variable : très souvent à coût nul pour les participants, chacun assumant ses frais de raccordement, les tarifs publics peuvent s'envoler à 6-12€/Mbps/mois pour certains Eyeballs. Rappelons qu'il ne s'agit pas d'un service de transport de paquets pour compte de tiers et que les données envoyées le sont fort majoritairement en réponse à une requête émanent d'un utilisateur du réseau proposant ces tarifs aux hébergeurs de services et contenus. Notez que contre toute attente, ces tarifs sont identiques si ce n'est plus élevés que les tarifs du transit IP de réseaux partenaires. Ainsi, les opérateurs culturellement habitués au marché des communication téléphoniques semblent tentés par l'instauration d'un modèle similaire d'inter-facturation des volumes de paquets échangés. Ils oublient la nature bidirectionnelle des interconnexions, cherchant à polariser les échanges par la notion de ratio, dont on a vu en 1.3) qu'elle est inappropriée. La généralisation de ce retour en arrière poserait plusieurs problèmes : - Un réseau d'accès (Eyeball) prend de la valeur quand il est incontournable pour les fournisseurs de contenu (Content). Un nouvel entrant n'aurait pas la taille critique pour attirer cette source de revenu. Cette pratique ne concerne donc que l'oligopole d'opérateurs historiques et puissants d'une zone de chalandise donnée et leur permet de tirer profit de cette position dominante; - La comptabilisation (pour valorisation) des volumes de flux impose un surcoût technique et une charge administrative supplémentaire bien plus pesante pour les réseaux jeunes que pour les acteurs historiques, et constituerait de ce fait une barrière à l'entrée. De plus les outils de mesure fournissent des données nécessairement approximatives. 3.2) Le statut de Tier 1 Les accords pris entre certains opérateurs, majoritairement Tier 1, dépendent du maintien de ce statut, dont la définition même est de ne pas recourir à un service de connectivité payant. Dans le cas où un Tier 1 se voit contraint à souscrire à un tel service, alors il ne pourrait plus légitimement profiter d'interconnexions gratuites avec l'ensemble de ses autres pairs. Une liste indicative des principaux Tier 1 à l'heure actuelle est maintenue à l'adresse http://en.wikipedia.org/wiki/Tier_1_network#List_of_tier_1_networks Cogent, en sa qualité d'opérateur international majeur, peut être assimilé à un Tier 1 mais les preuves de ce statut ne peuvent être diffusées et donc le statut non confirmé. Le groupe Orange, par son réseau Open Transit, a un statut encore inférieur, puisqu'il semble acheter du transit à au moins un tier 1. L'importance moindre du réseau d'OTI vis à vis de l'ensemble des acteurs majeurs fait qu'un accord supposant rémunération ne saurait être imposé à un acteur comme Cogent sans créer un déséquilibre dans les relations des deux participants vis à vis de l'ensemble de leurs pairs. 3.3) Concurrence entre services J'attire l'attention de l'Autorité sur le fait que les deux protagonistes sont concurrents sur l'activité de transit IP, le groupe Orange commercialisant ce service au travers de ses différentes entités et réseaux. La qualité d'un transit étant fonction de la qualité de l'ensemble de ses interconnexions, et en prenant en considération le fait que les clients de ces services ont généralement 2 à 4 fournisseurs différents, le fait de maintenir une interconnexion sous-dimensionnée bénéficie directement à l'une des parties sur sa zone de chalandise primaire (marché domestique). Cette stratégie hypothétique serait en corrélation avec la différence de politique tarifaire de ces deux acteurs à destination du marché Entreprise et Content. La distinction des tarifs pratiqués par les différents réseaux est un élément confidentiel qui devrait être pris en considération dans la qualification des pratiques litigieuses, d'autant plus que ces tarifs sont généralement soumis à négociation au cas par cas et pourraient donc être très favorables à des filliales d'un groupe par rapport à ceux pratiqués vis à vis de concurrents potentiels. 3.4) Stratégies de verticalisation Les intérêts d'un groupe étendu comme Orange, présent aussi bien sur le marché des services, des infrastructures et des contenus, tendent à le positionner comme concurrent non seulement d'un autre opérateur d'infrastructure et de transit, mais aussi de ses clients. L'une des filiales du groupe Orange, Dailymotion, est ainsi en concurrence avec les services Youtube de Google, ou encore MegaVideo (client de Cogent). Pour l'activité de streaming, nous prendrons bien en considération que la légalité ou légitimité des activités et des services mentionnés n'a aucun rapport avec le problème d'interconnexion, s'arrêtant au fait que tous ces services sont, ou ont été, suffisamment plébiscités pour souffrir de problèmes de saturation de leurs interconnexions avec les opérateurs de leurs utilisateurs. La qualité, et donc la valeur, de ces services est directement dépendante de leur capacité à fournir le contenu de façon fluide en réponse aux requêtes des utilisateurs. Conscients de cet enjeu, les fournisseurs de service et éditeurs de ces plates-formes cherchent à obtenir les meilleures interconnexions afin de mieux servir leurs usagers. On pourrait penser que la qualité de l'accès à ces services populaires serait une préoccupation majeure pour le fournisseur d'accès, mais il semblerait que le fait de posséder des participations dans un des acteurs de ce marché tende à ce que la politique d'interconnexion favorise ce dernier, au préjudice de la concurrence et des utilisateurs. 4) Au delà des enjeux marchands 4.1) Service rendu aux individus Comme vu aux points 2.3) et 3.4), il est impensable que le client d'un service d'accès à Internet ne puisse pas bénéficier de tous les services disponibles sur le réseau, ou qu'il existe une différence notable de qualité causée par la volonté de son opérateur. Cela enfreindrait l'obligation de neutralité des opérateurs quant aux contenus et services transportés (articles L.33-1 et D. 95-5 du CPCE), et constituerait une pratique de favoritisme contraire à l'exercice de la libre concurrence. 4.2) Libre entreprise La création d'un nouveau service sur Internet requiert la mise en place d'infrastructures et/ou d'interconnexions pour le rendre accessible à son public. Bien souvent déléguées à un hébergeur, ces interconnexions doivent être dimensionnées pour le marché cible. Ainsi, la création d'une activité d'hébergement ou de service en ligne à destination du public français impose la prise en considération de la qualité d'interconnexion avec les principaux fournisseurs d'accès de ce public. Une politique d'interconnexion restrictive d'un de ces opérateurs aurait pour conséquence directe de favoriser ses propres services d'interconnexion privée ou de transit vis à vis de la concurrence. Ainsi, il n'est pas envisageable de créer une entreprise d'hébergement ou de service en ligne en France sans, au choix : - Acheter un service de transit au groupe Orange ou à un de ses partenaires; - Risquer de souffrir d'une qualité aléatoire des interconnexions en fonction de la stratégie d'Orange vis à vis de ses peers. 4.3) Aménagement numérique du territoire L'augmentation des débits requis par les usages innovants sur Internet a un impact non seulement sur les interconnexions entre opérateur mais aussi sur la boucle locale (déploiement du FTTH) et sur les réseaux structurants de chaque opérateur d'accès (transport des services entre les points d'interconnexion et les abonnés sur tout le territoire). La centralisation de ces interconnexions autour de la capitale, voir hors des marchés domestiques des opérateurs (pour la France il s'agit des trois capitales européennes du réseau citées en 3.1) ) nuit à la qualité du service (allongement des distances parcourues et donc de la latence) et créent un plus grand risque de saturation, non seulement sur l'interconnexion mais aussi sur les réseaux internes. Sur le marché français, les principaux opérateurs d'accès s'interconnectent en six points principaux (Lille, Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux et Strasbourg). Les interconnexions avec les opérateurs de contenus sont par contre centralisées à Paris pour la plupart, et pour la principale raison que ces opérateurs ne disposent pas de réseaux suffisamment capillaires pour proposer aux Eyeball une interconnexion de type "Cold Potato". Le cas de Cogent est pourtant particulièrement favorable à cette approche puisque cet opérateur dispose de nombreux datacenters répartis sur tout le territoire, et est donc en mesure de s'interconnecter avec les Eyeballs selon des modalités qui favoriseraient ces derniers : - Rapprocher le contenu des utilisateurs, en améliorant globalement la qualité de service; - Réduire les coûts de transport sur le réseau structurant des Eyeballs, annulant l'argument de besoin en financement de ces tronçons de réseau; - Favoriser la répartition de l'activité d'hébergement sur l'ensemble du territoire, augmentant la valorisation de la boucle locale. Cette particularité constitue une piste de résolution du différent entre Cogent et France Telecom. 5) Le cas Cogent - France Telecom 5.1) Nécessité des interconnexions Le phénomène de saturation qui a été observé entre les réseaux de Cogent et France Telecom (plus particulièrement Open Transit et Orange France) est partiellement et temporairement résorbé par l'interruption brutale d'un service fortement consommateur de ces interconnexions et très utilisé par les abonnés d'Orange France. Toutefois, la nature ayant horreur du vide, il est très probable que ces problèmes ressurgissent car de nouveaux services, toujours plus consommateurs de bande passante, apparaissent tous les jours. Il serait alors préférable que de nouvelles capacités soient provisionnées de façon proactive et, en tenant compte du point 4.3), que l'ingénierie associée prenne en considération le potentiel et la nécessité des interconnexions distribuées sur le territoire national, au bénéfice de tous les acteurs de la filière et de la politique nationale d'aménagement économique et numérique du territoire. 5.2) Relations entre les réseaux internes au groupe Orange Dans sa réponse à l'Autorité, Orange a pris l'engagement de clarifier la nature des relations entre ses réseaux internationaux (Open Transit, AS5511) et d'accès (Orange France / RBCI, AS3215). L'engagement évoque la facturation de dépassement de ratios à Open Transit, afin que ces interconnexions soient non discriminantes et en accord avec la politique de peering d'Orange France. Cette proposition est absurde pour au moins deux raisons mutuellement exclusives. On peut considérer qu'en sa qualité d'opérateur puissant, tel que défini par l'ARCEP, une régulation particulière s'applique au groupe Orange. Dans ce cas, l'absurdité repose sur le fait que AS5511 et AS3215 ne sont pas interconnectés dans le cadre d'une relation de peering mutuel, mais de transit. En effet, AS5511 transporte des paquets pour le compte d'AS3215, sur une zone géographique que ce dernier ne peut pas atteindre. De plus, si l'engagement de transparence est sincère, et s'accorde avec la volonté du régulateur, alors c'est un contrat de transit qui devrait être établi. Cet engagement de transparence devrait alors, en toute logique, s'étendre à l'ensemble des filiales du groupe, incluant par exemple DailyMotion et Orange Business Services France. Toutefois, ces différents réseaux techniques sont la propriété d'un seul et même groupe. Bien que la problématique de verticalisation évoquée au 3.4) soit susceptible d'inspirer une stratégie anti-concurrentielle basée sur l'abus de position dominante, on peut émettre un doute quand à la légalité d'une telle exigence, basé sur le fait que ces réseaux IP ne sont pas une infrastructure en situation de monopole sur le territoire national comme l'est la boucle locale cuivre. Pour que cette spécificité soit prise en considération, l'Autorité devrait alors envisager de rapprocher les pratiques évoquées dans la plainte de Cogent à celles qui auraient été pratiquées sur l'exploitation de la boucle locale cuivre et son dégroupage. La régulation relative au statut d'opérateur puissant devrait alors s'appliquer sur l'ensemble des activités du groupe et donc à toutes les filliales opérant sur le territoire français. Enfin, l'activité de transport IP et l'exploitation de la boucle locale devraient être assimilées comme une seule et même activité, considérant que les produits et services IP sont le seul moyen d'accès à la boucle locale activée. Cette approche règlementaire serait confortée par le constat que, bien qu'étant deux entités distinctes, Orange France et Open Transit International semblent agir sur un plan concerté. Ce constat est appuyé par la nature anormale de la relation contractuelle qui formalise un service de transit sous la forme d'un peering dont le flux de valeur serait inversée. En d'autre termes, cet engagement explicite une stratégie de valorisation des services IP reposant sur le monopole de la boucle locale cuivre en France. 5.3) Portée des arbitrages De mon point de vue, et en considérant les issues possibles à cette plainte, les conséquences suivantes sont à prévoir : En cas d'abandon de la procédure, considérant que les engagements pris par France Telecom / Groupe Orange sur la formalisation des relations entre ses réseaux sont satisfaisants, alors l'Autorité entérinerait la confusion volontaire entre les relations de peering et les services de transit, sans régler le problème de fond concernant les politiques d'interconnexion. Ainsi, le développement économique national sur la fillière Internet ne profiterait pas d'un assainissement opportun et on peut craindre que les réseaux d'accès se renferment, au préjudice de leurs abonnés, de la concurrence et de l'innovation. En cas de reconnaissance de pratiques qualifiant l'abus de position dominante, et sauf erreur de ma part, deux issues sont possibles : l'amende et la régulation. Une pénalité financière serait à mon sens contre-productive puisque tout opérateur a besoin d'investir dans ses capacités d'interconnexion, et que le principe de vases communiquant transformerait l'amende en un ralentissement des investissements. La régulation des interconnexions serait une issue plus favorable à l'intérêt général et au développement de l'économie numérique, mais elle poserait un problème de juridiction et de complexité technique. De plus, pour que cette disposition soit équitable, alors on devrait considérer que cette régulation ne s'applique pas uniquement dans le cadre Cogent - France Telecom mais aussi à l'ensemble des opérateurs refusant d'adhérer au modèle traditionnel de peering gratuit au bénéfice mutuel des participants. Une telle mesure, si elle s'avérait contraignante, serait très mal perçue par certains opérateurs, qu'ils adhèrent ou non à ce modèle, tout comme l'a été la dernière disposition de l'ARCEP concernant la collecte d'information sur les politiques de peering. Le risque est que les interconnexions se réalisent dès lors hors du territoire national, ce qui aggraverait les problématiques de qualité et de congestion, fragilisant ainsi la nature même de ce qu'est Internet : Une interconnexion de réseaux indépendants. Par opposition, des dispositions incitatives à l'augmentation du nombre d'interconnexion et à leur maillage sur le territoire pourrait entrer dans une politique saine de développement économique et d'aménagement numérique du territoire. L'incitation en elle même peut prendre de nombreuses formes mais ferait surtout appel à l'intelligence technique dont nos opérateurs nationaux ne sont pas encore tous dépourvus et qui consiste à profiter de toute opportunité d'interconnexion pour améliorer globalement la qualité des services rendus. -- Jérôme Nicolle 06 19 31 27 14 --------------------------- Liste de diffusion du FRnOG http://www.frnog.org/