On ne trouve pas d'ordinateur sur le bureau parisien de Michel Rocard. Il
l'admet volontiers : il n'est pas «de la génération qui a une pratique facile
de l'ordinateur». Président de la Commission de la culture au Parlement
européen, il a pourtant dû se plonger, avec un «mal fou», dans la
brevetabilité des logiciels, «des mots qui étaient pour moi inconnus il y a
encore un an». Aujourd'hui, s'il en parle avec autant d'animation, c'est que
derrière les aspects techniques se cache un vrai sujet de civilisation. Pour
l'ex-Premier ministre, l'introduction de brevets sur les logiciels en Europe
serait «très grave». Elle remettrait en cause la libre circulation du savoir
humain. Jusqu'à présent, les logiciels sont officiellement exclus du champ de
la brevetabilité en Europe, tout comme les équations mathématiques ou les
recettes de cuisine. Depuis plusieurs mois, un projet de directive très
polémique est soumis aux institutions de l'Union européenne et vise à
modifier ce régime. Il sera soumis au vote du Parlement européen début
septembre.
Pourquoi estimez-vous que l'Europe ne doit pas autoriser les brevets sur les
logiciels ?
Depuis la grotte de Lascaux, il n'est pas sûr que l'humanité ait progressé
dans ses capacités esthétiques. Quant à ses capacités éthiques et morales, on
s'entre-tue toujours autant. En revanche, dans le domaine du savoir technique
et de la maîtrise de la nature, les progrès sont foudroyants. La croissance
vertigineuse du savoir est la clé de cette histoire. Le savoir s'est répandu
par la copie, tout le monde a recopié tout le monde, et c'est bien comme ça.
Avec la brevetabilité du logiciel, on change le statut du savoir humain. Tout
le commerce intellectuel des produits de l'esprit humain, les moyens de
connecter les savoirs passeront de plus en plus par des logiciels. Si on
introduit une brevetabilité, c'est-à-dire un coût, une interdiction, on met
en place une règle inédite. C'est inquiétant.
Il ne paraît pourtant pas anormal de rémunérer les créateurs et les
inventeurs...
Il faut distinguer deux choses : les oeuvres, protégées par le droit d'auteur,
et les inventions, protégées par le brevet. Au XIXe siècle, on s'est d'abord
intéressé aux premières. On a considéré comme normal de rémunérer les
créateurs et de garantir la préservation de l'intégrité de leurs oeuvres. On
a ainsi créé le droit d'auteur. Plus tard, on a mis en place le brevet
d'invention, soit l'interdiction à quiconque d'utiliser une invention sans
payer une redevance. Pendant le XXe siècle, nous n'avions pas de problèmes
pour différencier les deux. Contrairement aux oeuvres protégées par le droit
d'auteur, l'invention se définit par la mise en jeu de la matière ou des
forces de la nature. La conviction que le savoir humain doit circuler
impliquait qu'il n'y ait pas de brevets sur les produits de ce savoir. Une
équation mathématique ne se brevète pas. En 1972, la convention européenne
sur les brevets comportait une phrase simple et de bon goût : «Les logiciels
ne sont pas brevetables.»
Que préconisez-vous pour les logiciels ?
Je ne suis pas contre toute brevetabilité des logiciels mais il y a une
frontière à respecter. Les partisans du logiciel libre, auxquels je me suis
rallié après mûres lectures et réflexion, considèrent qu'on a affaire à une
invention (que l'on peut donc breveter) si quelque chose utilise les forces
de la nature ou agit sur de la matière. Le système de freinage ABS sur les
voitures est, par exemple, piloté par un logiciel, mais il est fondé sur
l'usage des forces de la nature et il agit sur la matière. En revanche, tout
logiciel qui décrit ou facilite la circulation des produits de l'esprit (un
traitement de texte, par exemple, ndlr) ne doit pas être brevetable. Or,
l'Office européen des brevets a débordé la conception initiale et a octroyé
une trentaine de milliers de brevets concernant les logiciels, ce qui pose
problème. Il y a une urgence à sortir de l'incertitude juridique actuelle. De
leur côté, les Etats-Unis ont développé un champ considérable de
brevetabilité des logiciels. Il concerne, par exemple, des méthodes
pédagogiques ou des méthodes chirurgicales (s'appuyant sur des logiciels et
des ordinateurs, ndlr). Ce sont des recettes du savoir humain, pas autre
chose, et il n'y a aucune raison de les breveter.
Quelles seraient les conséquences d'une directive européenne ouvrant la voie à
de nombreux brevets logiciels ?
Il existe une différence entre l'invention logicielle et tout autre corps
d'invention. Dans ce secteur, la conception est par essence séquentielle, on
se sert de trente logiciels pour en inventer un trente et unième. La
brevetabilité des logiciels risque de faire peser une menace financière et
juridique terrifiante sur les créateurs de logiciels. Elle ralentirait le
buissonnement du savoir humain et de l'activité économique. On ne pourra plus
créer un logiciel dans son coin sans être menacé de payer des