TPI Notre envoyé spécial a passé une journée avec l'ancien chef d'Etat yougoslave dans sa prison de Scheveningen à La Haye


Comment Milosevic prépare sa défense


La Haye : de notre envoyé spécial Renaud Girard
[06 août 2004]

Il est toujours un peu déroutant de rencontrer un ancien chef d'Etat en dehors de l'environnement géographique dans lequel il a marqué l'histoire.

Avec ses villas coquettes dont les rideaux ne sont jamais tirés, ses pistes cyclables arborées où jeunes gens comme vieilles dames respectent scrupuleusement le Code de la route, ses bus d'une propreté immaculée emmenant les familles à la plage, le quartier de Scheveningen (nord-ouest de La Haye) offre une image de vie sociale qui est à l'exact opposé de celle de la Serbie des années 1990, décennie pendant laquelle Slobodan Milosevic y a régné sans partage. La Haye respire la prospérité, le calme, la civilité, la bonne organisation, alors que le Belgrade des années Milosevic n'était que bruit et fureur, combines ou misère, dégradation des services publics, manifestations populaires et chars dans les rues.

Bien qu'imposante, la prison de Scheveningen (dont l'ONU a loué une partie pour y détenir les prisonniers du Tribunal pénal international) ne fait pas tache dans ce quartier tranquille, car les barbelés ne sont pas visibles de l'extérieur. Au départ, on a plutôt l'impression d'entrer dans un ministère ou une grande banque. L'accueil est assuré par trois jeunes femmes souriantes en uniforme bleu, assises derrière une vitre dont on ne remarque pas immédiatement le blindage. Mais l'amabilité et la décontraction des gardiens ne sont qu'un vernis sur une discipline de fer et un règlement appliqué à la lettre, qui fait qu'on ne parvient au coeur de la prison que par étapes successives, à travers des sas automatiques, impliquant fouilles et vérifications répétées d'identité.


L'homme qui nous conduit et qui nous a aidé dans les démarches administratives s'appelle Branko Rakic. Ce jeune professeur de droit à l'université de Belgrade est l'un des trois conseils de Slobodan Milosevic. L'ancien président yougoslave n'a pas d'avocat attitré, car il a décidé d'assurer lui-même sa défense. Il a demandé le statut de prévenu libre, mais la Cour le lui a refusé. Pour l'élaboration matérielle de son dossier, il est aidé par trois juristes belgradois bénévoles qui se relaient à La Haye, où ils ont loué un petit appartement, qui leur sert de logement et de bureau. Leurs frais de voyage et de séjour ne sont pas pris en charge par le Tribunal. Une association, portant le nom de Sloboda («liberté» en serbe), a été créée à Belgrade pour en recueillir le financement. L'actuel gouvernement serbe n'apporte aucun soutien judiciaire à Milosevic. Il a même refusé à ses conseils l'accès aux archives d'Etat. Mais ces derniers ont l'intention d'obtenir du Tribunal qu'il ordonne aux autorités serbes de communiquer à la défense copies des archives que réclamera Milosevic.

On arrive à l'étage réservé aux visites, qui est différent de celui des cellules. L'administration de la prison y a aménagé un bureau pour Milosevic, facilité qui lui est consentie pour lui permettre de travailler à sa défense, de 9 h 00 à 17 h 00.

En sandales, sans veste ni cravate, l'ancien chef d'Etat nous y reçoit sans cérémonie. Un sourire ironique aux lèvres, il s'excuse, dans son anglais presque parfait, de la modestie de son bureau. Une fenêtre sans vue et qui n'ouvre pas. La pièce est climatisée. Quatre chaises, une armoire à documents, une table, un ordinateur (sans accès Internet), un téléphone-fax, une bouilloire pour faire du café. Ce n'est ni gai ni luxueux, mais c'est fonctionnel.

Sur la table, il y a une grosse pile de documents photocopiés. Ce sont les comptes-rendus du Conseil suprême de défense de la République fédérale de Yougoslavie (entité créée en 1992, constituée de la Serbie et du petit Monténégro, après que les autres Républiques qui composaient la Yougoslavie de Tito – Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine – eurent accédé à l'indépendance). Ces documents ont été transmis à Milosevic, à sa demande, par l'accusation.


Il y a aussi un imprimé, établi par l'administration de la prison, que je dois signer, comme tous les visiteurs. C'est un engagement à ne pas dévoiler les détails de la géographie interne de la prison et l'état de santé des prisonniers. Une mesure de sécurité élémentaire, dont Milosevic ne conteste pas le bien-fondé.

L'entretien qui commence ne pourra être qu'informel. Pas question de sortir un magnétophone et de faire une interview enregistrée : les règles de la Cour interdisent aux prisonniers de s'adresser au public (en dehors, bien sûr, des audiences, qui sont toutes télévisées). Selon une règle qui est celle de tous les tribunaux du monde, l'accusé n'a pas le droit de se livrer à une défense parallèle par voie de presse. Milosevic, qui a fait des études de droit, comprend cette règle.

Durant les audiences, il aura tout loisir d'exprimer au monde ses points de vue. Il prépare, pour l'audience du 31 août, un exposé liminaire de sa défense, où il pourra s'exprimer librement durant quatre heures, devant les caméras du monde entier. Ensuite, il disposera, uniquement pour assurer sa défense, de 150 audiences, où il pourra appeler tous les témoins qu'il souhaite. Les frais de déplacement et de séjour à La Haye de tous les témoins sont pris en charge par le Tribunal.

Il n'est pas impossible qu'il requière le témoignage de chefs d'Etat avec lesquels il s'est souvent entretenu pendant la décennie 1990, comme Jacques Chirac ou Bill Clinton. Ce sera à la Cour de décider si elle donne suite à ces requêtes. Mais les principaux négociateurs directs, occidentaux ou onusiens, de cette période (comme l'ambassadeur américain Richard C. Holbrooke) seront sûrement appelés à la barre.


A raison de trois jours d'audience par semaine, et si l'on tient compte des vacances judiciaires, la défense de Milosevic durera donc plus d'un an. Cette longueur s'explique par un souci d'équité de la part du Tribunal, qui veut donner à la défense un temps qui ne soit pas disproportionné par rapport à celui dont a bénéficié l'accusation (295 jours d'audience, qui ont permis d'entendre 295 témoins). Le jugement n'interviendra pas immédiatement à l'issue de cette période, car l'accusation disposera de quelques audiences supplémentaires pour produire des contre-témoignages. En toute équité, Milosevic disposera de la même facilité. Une fois le jugement prononcé, l'accusé pourra, s'il le veut, faire appel.

Milosevic, qui se déclare innocent de toutes les accusations portées contre lui (crimes de guerre et génocide en Bosnie, crimes de guerre au Kosovo et en Croatie), espère-t-il être finalement acquitté ? «Vous savez, dit-il avec un sourire désabusé en allumant une cigarette, c'est un procès politique. Les juges ont reçu des instructions de la part des gouvernements occidentaux qui ont juré ma perte». S'il croit sincèrement à ce qu'il dit, Milosevic montre une profonde ignorance de ce que sont aujourd'hui les Etats occidentaux. Est-ce parce qu'il ne l'a jamais appliquée chez lui que Milosevic ne croit pas à la réalité de la séparation des pouvoirs en vigueur en Occident ? Les trois juges qui prononceront sa sentence sont le Britannique Iain Bonomy, le Jamaïcain Patrick Robinson et le Sud-Coréen O-Gon-Kwon. Ce sont trois juges confirmés, en fin de carrière, pour qui ce procès représente l'apothéose de leur vie professionnelle. On ne voit guère ces messieurs accepter la moindre pression de la part d'un quelconque exécutif. On ne voit pas pourquoi ces trois hommes ne jugeraient pas en conscience, sur la seule base des éléments présentés à eux pendant le procès. Mais ce ne serait pas la première fois que Milosevic – dont l'éducation politique et l'ascension professionnelle se sont faites au sein d'un parti communiste – témoignerait d'une telle ignorance des moeurs politiques et judiciaires occidentales.


Quand on lui présente ces arguments, l'ancien président s'enflamme : «Lorsque j'étais au pouvoir, j'ai été satanisé par les médias et les gouvernements occidentaux. Je ne vois pas pourquoi ça ne continuerait pas, y compris à travers ce procès politique, qui a été ourdi par les puissances de l'Otan. Croyez-vous que ce soit un hasard que mon inculpation ait été décidée alors que les avions de l'Otan bombardait mon pays ?»

Milosevic est dans une position paradoxale : à la fois il récuse la légitimité et la légalité du Tribunal et à la fois il a compris que ce procès lui offrait une tribune exceptionnelle (qu'il n'aurait sans doute pas eue s'il avait été jugé dans son propre pays) pour se justifier face à l'histoire et au peuple serbe. Les audiences sont retransmises en direct en Serbie par la télévision B92.

Sa ligne de défense est claire : les crimes commis en Bosnie et en Croatie sont totalement étrangers à sa personne parce qu'il n'exerçait son autorité que sur le territoire de la Serbie. Sur la Bosnie, il dit avoir tout fait pour tenter d'arrêter une guerre civile «où il était évident dès le départ qu'il n'y aurait à la fin que des perdants». Il rappelle qu'à Paris, en décembre 1995, lors de la cérémonie de signature des accords de paix qui avaient été négociés à Dayton, Bill Clinton s'était publiquement adressé à lui en ces termes : «Et je tiens à vous remercier, Monsieur le président, car sans vos efforts, nous n'aurions jamais pu obtenir cette paix.»


Sur le massacre de Srebrenica (7 000 Musulmans bosniaques exécutés en juillet 1995 après la capture de cette enclave protégée de l'ONU par les troupes bosno-serbes du général Mladic), Milosevic dit n'en avoir été informé qu'après-coup par le négociateur suédois Karl Bildt. «L'attaque de Srebrenica, zone protégée de l'ONU, a été une immense erreur stratégique des Serbes de Bosnie, avec lesquels j'étais à l'époque en très mauvais termes», explique l'homme qui était à l'époque le président de la Serbie voisine. Mais Milosevic ne «balance» pas pour autant Mladic (qui, également inculpé par le TPI, se trouve actuellement en fuite). «Je connais bien Mladic. C'est un soldat. Je n'imagine pas qu'il ait pu ordonner une chose aussi contraire à l'honneur militaire serbe que l'exécution de prisonniers de guerre. C'est vrai qu'on l'a vu à Srebrenica, sur des images télévisées, où il distribuait des bonbons aux enfants. Mais je pense qu'ensuite il est parti et que les tueries n'ont pas été de son fait. La haine entre les combattants était terrible...»

Milosevic vivait-il à Belgrade dans une telle tour d'ivoire qu'il ait pu tout ignorer de l'attaque militaire qui se préparait contre Srebrenica, ville bosniaque située à moins de quinze kilomètres de la frontière avec la Serbie ? Quoi qu'il en soit, il avance, pour sa défense, le fait que tous les Musulmans de Srebrenica qui se sont enfuis vers la Serbie pour échapper aux massacres ont eu la vie sauve. C'est un argument puissant et qui est vrai. Après la chute de leur ville, 250 Musulmans de Srebrenica ont en effet franchi la rivière Drina (qui marque la frontière) pour se protéger en Serbie. La police de Milosevic les a arrêtés pour les confier ensuite au CICR (Comité international de la Croix-Rouge), lequel a obtenu pour eux un accueil dans des pays d'asile occidentaux (Autriche notamment).


Sur le Kosovo, pourquoi Milosevic n'a-t-il pas accepté l'implication de la communauté internationale, comme il l'avait fait pour la Bosnie ? «Le Kosovo est une province de Serbie, qui était confrontée à la menace terroriste de l'UCK (armée de libération des séparatistes albanais, NDLR). L'ingérence des Occidentaux n'y était pas acceptable. Lorsque Holbrooke est venu me voir à Belgrade, en octobre 1998, je lui ai dit : «Richard Charles ne me racontez pas d'histoire. Le sort des Albanais, qui sont nos concitoyens et que nous protégeons du terrorisme, n'intéresse pas véritablement l'Amérique. La seule chose que vous cherchez, vous Américains, c'est asseoir votre domination en Europe et, pour cela, trouver un nouveau rôle à l'Otan !» Il n'a pas été capable de me démentir.» La confrontation, au cours du procès, entre Milosevic et Holbrooke, qui passèrent des semaines entières à négocier entre eux, risque de ne pas manquer de sel...

L'entretien est interrompu par un gardien hollandais, qui entre dans le bureau après avoir frappé. Il dépose un gros cigare sur la table en disant en anglais : «C'est un cadeau de M. Praljak !» Praljak est un grand chef de guerre croate, également détenu à la prison, qui commanda l'armée du HVO (Conseil de défense croate) en Bosnie-Herzégovine, laquelle se battit d'abord contre les Serbes, ensuite contre les Musulmans, et enfin contre les Serbes à nouveau. Le jeune conseil de Milosevic sourit à ma surprise : «Vous savez, ici, tous les prisonniers s'entendent bien, de quelque bord qu'ils aient été. A la prison, on a retrouvé l'«unité et la fraternité» qui était la règle sacrée de la Yougoslavie de Tito.»

A un autre moment, Milosevic sortira, en s'excusant, du bureau. Revenu cinq minutes plus tard, il dira : «Il fallait que j'aille saluer un ami que j'ai vu passer dans le couloir. C'est un banquier croate de Zagreb, que j'ai bien connu lorsque je dirigeais une banque à Belgrade.» L'ami était venu rendre visite au prisonnier croate Mladen Naletelic, dit «Tuta», qui fut le chef d'un groupe paramilitaire à Mostar pendant la guerre civile de Bosnie.


Face à ce petit manège a priori sympathique, le visiteur reste déconcerté. On a fugitivement l'impression, dans cet étage «relax» de la prison, d'avoir atterri dans un jardin d'enfants, dont les pensionnaires, qui ne comprennent pas vraiment pourquoi ils sont punis, se seraient réconciliés, après s'être un peu battus et avoir cassé tous leurs jouets. Le malaise vient de ce que ces jouets brisés ont un nom : deux cent mille civils tués, des dizaines de milliers de maisons brûlées, des millions de déplacés et de réfugiés.

Le régime de Milosevic était semi-autoritaire. La télévision était aux ordres, mais une presse écrite libre et des partis d'opposition existaient à Belgrade. Cependant, deux personnalités politiques serbes furent mystérieusement assassinées sous sa présidence : le journaliste Curuvija (qui avait été un moment proche de la femme de Milosevic et qui était ensuite passé à l'opposition) et l'ancien patron du Parti communiste de Serbie, Ivan Stambolic.

L'ancien chef d'Etat nie toute implication dans ces assassinats (qui ne concernent pas le TPI) : «Pourquoi voulez-vous que je m'en sois pris à un journaliste sans aucun intérêt ? Quant à Stambolic, des divergences nous avaient opposés à la fin des années 80, mais je lui avais trouvé ensuite un bon poste dans une banque. Lorsqu'il a disparu (en 2000), il n'avait plus la moindre ambition politique...»

A l'entendre, Milosevic n'a aucune responsabilité dans les rares crimes politiques qu'a connus la Serbie et les innombrables crimes de guerre qui sont survenus dans les pays voisins durant sa présidence. Est-il un coupable qui a décidé de tout nier en bloc ou un innocent injustement satanisé par les médias occidentaux et les journaux serbes qui s'opposaient à lui ? Il appartient désormais au seul Tribunal de répondre à cette question. Réponse, au mieux, dans un an et demi.

http://www.lefigaro.fr/international/20040806.FIG0231.html


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