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L’événement Lula


Suely Rolnik


Il semble bien qu’un véritable événement se soit produit tout au long de la campagne électorale de Lula à la Présidence de la République, au-delà du fait concret de sa victoire: on a vu se dégonfler la croyance en la hiérarchie perverse du pouvoir qui distribue les places sociales et les fixe, que ce soit dans le très distingué territoire glamour des subjectivités-luxe, que ce soit dans le vaste territoire égout des subjectivités-déchets, fait de guerre, bidonvilles, trafic de drogue, kidnapping, files d’attente aux portes des hôpitaux, enfants rachitiques, populations sans abri, sans terre, sans chemise, sans papiers... populations “sans”. Plus précisément, Lula incarne la dissolution de la subjectivité-déchet et de sa position de victime, qui dans sa version brésilienne est le résultat de 500 ans d’une politique de subjectivation coloniale, esclavagiste, dictatoriale et capitaliste, héritage historique qui a mis le Brésil au premier rang mondial des inégalités sociales.
La figure de la victime appartient à une politique du rapport à la cruauté propre de la vie, qui consiste à la dénier. La cruauté, condition tragique de la vie, s’impose comme une nécessité vitale en fonction d’un paradoxe insoluble entre deux modes de connaissance que la subjectivité établit avec le monde en sa matérialité: comme dessin d’une forme, appréhendé par la perception, qui apporte à la subjectivité l’existence formelle de l’autre, sa représentation; ou comme champ de forces, appréhendé par la sensation, qui lui apporte sa présence vivante. Les expériences neuves produisent des sensations dissonantes par rapport aux formes à travers lesquelles la subjectivité est habituée à se repérer. De telles formes deviennent alors un obstacle à ce que soient intégrées les expériences qui provoquent l’émergence d’un nouvel état sensible, cessant ainsi d’être conductrices de processus, se vidant de leur vitalité. Quand ce paradoxe atteint un certain seuil, la cruauté doit alors s’exercer pour que se défasse un monde qui n’a déjà plus de sens; elle s’exerce à travers la puissance de résistance, la puissance de lutte pour l’expansion de la vie et, coextensivement, de la puissance de création qui construit d’autres mondes, sans quoi le résistance ne peut vaincre.
Dans le capitalisme contemporain, la subjectivité tend à être détachée de la réalité vivante du monde en tant que champ de forces. La puissance de création, dissociée de la réalité sensible qui la mobilise est capturée par le capital et mise au service du marché, se séparant de la puissance de résistance. Limitée à la connaissance du monde comme forme, et donc à la carte des représentations de formes dominantes avec le cortège de ses personnages et de ses conflits d’intérêts, la subjectivité projette sur l’autre l’expérience de la cruauté de la vie. L’affect de résistance est interprété par la matrice dialectique, comme lutte entre des entités opposés des subjectivités réifiées en identités, dont la lutte a le pouvoir pour unique enjeu. Mais quel qu’en soit le vainqueur, en termes de politique du désir, ce qui l’emporte alors c’est la force du conservatisme qui défend les formes dominantes et qui, donc, résiste en sens négatif, ignorant la différence de la cartographie sensible émergente et stoppant la création de toute forme de vie qui puisse lui laisser passage.
Dans cette politique de résistance réactive, la multiplicité des forces en jeu est réduite au silence et subordonnée à sa limitation à deux figures subjectives: la victime et/ou le bourreau, deux faces d’une même logique. Chez le bourreau, la lutte vise à soumettre l’autre afin que, pris comme objet, il puisse être instrumentalisé au service de la conservation de lui-même et de son expansion en tant que tel. Politique perverse de l’exercice de la résistance dans sa version négative, capturée par la forme de violence et qui s’y confond: de la violence explicite, physique ou morale, à la violence implicite d’une forme “pacifique” qui consiste en un respect de l’autre “politiquement correct”, gentilment assaisonnéde pitié, qui le fixe à une place identitaire. Si chez le bourreau, la violence est activement assumée, chez la victime en revanche, elle se justifie au titre de la réaction à la violence de l’autre, lequel est confiné dans le personnage de “l’ennemi”. Elle s’exerce soit implicitement sous forme de plainte, ressentiment et/ou auto commisération mélancolique, qui cherche à saper l’autre en le culpabilisant, soit explicitement, en style rageur, sous la forme vindicative et/ou paranoïaque. Politiques de résistance de la victime qui répondent en miroir à cela même qu’elles prétendent combattre la logique de la violence et ses principaux protagonistes, la paire victime/bourreau qu’elles alimentent voluptueusement.
La victime croit aux figures de la subjectivité-luxe et de la subjectivité-déchet et en la valeur supérieure de la première, idéal du moi qui mobilise admiration, identification, envie, ce que la psychanalyse qualifie “d’identification à l’agresseur”. Derrière la revendication pleine de ressentiment, tout autant que de l’attaque vindicatif, il y a en fait une demande adressée à la subjectivité-luxe, demande de valorisation sociale, de reconnaissance, d’appartenance c’est-à-dire une demande d’amour adressée au bourreau.
“L’événement Lula” est la désertion vivante de la figure de la victime. Un corps qui parle depuis le lieu de l’appréhension de la réalité vivante du monde en tant que champ de forces. Produite dans ce lieu autre, la parole de Lula est porteuse de l’exigence et de la liberté de problématiser la réalité dans sa forme actuelle, en fonction des effets de la rencontre avec l’altérité variable du monde. Un type de connaissance qui ne s’apprend pas à l’école, pas même dans la meilleure des universités, mais à partir d’un désir de courir le risque de s’exposer à l’autre en tant que faisceau de forces qui affectent le corps, agitent et convulsionnent la subjectivité, l’obligeant à créer de nouvelles cartographies d’existence, par exemple un projet politique pour un pays. Lula s’évade de la connaissance du monde réduite à ses formes et à ses représentations et, ainsi, échappe à la naturalisation des formes dominantes et à la hiérarchie de valeur sociale et de savoirs qu’elle porte en elle. Dans sa parole il n’y a plus ni ressentiment plaintif, ni attaque vindicative: la subjectivité-luxe perd intégralement son pouvoir en tant que référence. D’où la sérénité de la présence de Lula: cela ne doit rien à un marketing destiné à forger une figure du genre diet et peace and love visant à tranquilliser les élites, comme voulaient le faire croire ses détracteurs. C’est cette qualité de présence qui a peu à peu mobilisé une ample adhésion, car porteuse d’une puissance de contamination de ce même déplacement dans la politique du désir d’une partie significative de la société brésilienne, déplacement qui s’autorise, s’élargit et amène à la victoire. Ce n’est pas un processus qui commence avec Lula, évidemment, et même si l’on considère que sa figure est une force importante dans la généalogie de ce déplacement historique, celui-ci ne commence pas avec la campagne à la dernière élection présidentielle. On peut en effet tracer trois étapes de ce processus depuis la première candidature de ce personnage sur la scène politique.
De sa première candidature (au gouvernement de l’état de São Paulo, en 1982) jusqu’à sa troisième candidature à la présidence de la République (1998), si pour une petite parcelle de la masse des subjectivités-déchets, la parcelle militante, Lula fonctionne comme figure d’identification pour l’affect de résistance que ce soit dans sa version victime pleine de ressentiment et/ou vindicative , pour la grande majorité il est vu avec mépris: “crapaud barbu” est le surnom qui, alors, lui avait été accolé. C’est l’époque où domine une acceptation passive et comme naturelle de la place du déchet et l’auto-mépris qui s’ensuit, position qui rend impensable la rupture de la hiérarchie qui veut que l’habitant du cloaque n’ait pas la compétence nécessaire pour occuper une place de commandement à la tête de la nation.
A partir de la campagne qui le porte à la victoire, il s’opère un réel déplacement qui se produit en deux temps, le premier et le second tour. Dès le premier tour, il est admis que Lula puisse briguer cette place et on l’admire même pour avoir rompu les barrières; pourtant, la hiérarchie des lieux sociaux et des savoirs qui leur correspondent se maintient. Le sentiment de la plupart est alors le suivant: “il est comme nous”. Il est admirable qu’il en soit arrivé là, mais d’être précisément “comme nous” ne lui permet pas de bénéficier des connaissances nécessaires pour gouverner comme c’est le cas des vieux chefs politiques en place depuis toujours, les “colonels” de l’oligarchie terrienne, les patrons d’entreprise, les banquiers, ou les technocrates. La logique qui sous-tend cet argument est celle de la connaissance du monde comme seule forme: dans ce mode de connaissance, la forme dominante fonctionne comme modèle. On y code comme “naturelle” la hiérarchie selon laquelle en savent plus long ceux qui appartiennent aux salons glamourisés d’une subjectivité-luxe, de préférence s’ils ont obtenu un diplôme de type PHD ou MBA et, mieux encore, si l’université qu’ils ont fréquentée est classée parmi les plus prestigieuses. C’est d’ailleurs cet argument que le principal adversaire de Lula, José Serra a mis en avant dans sa stratégie de séduction de l’électorat.
Au second tour, la force de contagion du mode de présence de Lula déplace encore plus radicalement la scène. Le sentiment de la majorité avance encore d’un pas dans la rupture: “il est comme nous” et, malgré cela, il a perdu la peur d’être humilié à titre de subjectivité-déchet; il s’autorise une parole immanente aux sensations qui se produisent dans la rencontre vivante de l’altérité et qui connaît sa valeur. Cette politique de subjectivation se propage à travers tout le champ social: la peur se dissout, une parole vivante commence à circuler et une intelligence collective se met en mouvement. Bien que l’adversaire, dans son désespoir devant la menace de l’échec, ait agressivement insisté sur la valeur de la formation universitaire et sur la mobilisation de la peur d’être commandé par quelqu’un qui n’est pas maître de cette connaissance, ces arguments avaient perdu tout pouvoir de séduction.
Si nous considérons que toute société, quelle qu’elle soit, implique des politiques spécifiques du désir et de la subjectivité, nous pouvons envisager que nous nous trouvons devant un passage irréversible d’un monde à l’autre, même si doivent se produire, et ils ne manqueront certainement pas, de nombreux allers-retours. Un moment historique significatif non seulement en raison de la joie de la victoire de la gauche et spécialement parce qu’il s’agit de la victoire d’un candidat qui réunit en lui diverses catégories de subjectivité-déchet: métallo, immigré du pauvre Nordeste Brésilien habitant la périphérie de São Paulo, handicapé physique à qui il manque un doigt avalé par une machine à l’époque où il était tourneur et qui, ô comble!, parle un portugais truffé de “fautes”. Ce n’est là que l’aspect le plus évident de cette joie, pour ne pas dire naïf, voire pire encore, dangereux, car elle peut être confondue avec l’espoir, affect triste qui alimente les messianismes, les populismes et toutes sortes d’idéaux d’un monde fusionnel, sans cruauté, sans résistance, sans création bref, un monde sans vie. D’une toute autre nature et certainement plus vitale est la joie pour l’effondrement de l’inconscient colonial-esclavagiste-dictatorial-capitaliste qui maintient les Brésiliens otages d’une hiérarchie qui les fixe dans la position de subjectivité-déchet, victimes d’un supposé destin transcendantal.
Si le monde tourne ses regards vers le Brésil en ce moment c’est parce que la dissolution de la figure de la victime met en jeu une nécessité qui déborde la scène nationale: incarner cette figure, est un vice séculaire de la gauche. Et la formule que l’événement Lula apporte au traitement de ce vice néfaste consiste à regarder en face la cruauté inhérente à la vie, libérant la puissance de création de sa capture par le capital et la puissance de résistance de son interprétation par la matrice dialectique. S’ouvre la possibilité d’une politique du désir dans laquelle résistance et création se rencontrent à nouveau, favorisant la vie en son processus infini de différenciation, processus difficile mais d’une immense générosité.
Ne serait-ce pas là, la véritable “ouverture”, tant attendue, que, dès les années du régime militaire, les Brésiliens ont voulue “démocratique”?


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